-obs O franceses pensam Asim será que podemos pensar o mesmo?
Nous vivons une période de changements. Le cinéma indépendant a déserté les salles pour se réfugier dans les musées, les cinémathèques et les festivals. La littérature est sur le point de subir une mutation de ses canaux de distribution – et peut-être aussi de ses formes –, mais en sens inverse : des tables de nouveautés vers l’immatérialité de la Toile, lieu de téléchargement des fichiers qui remplissent déjà nos e-books. Sans parler de la musique : sa conversion au format MP3 n’est pas définitive – rien ne l’est –, mais il paraît incontestable que, dans le domaine du son, le numérique a écrasé tous les supports matériels. Certains estiment qu’il est encore trop tôt pour affirmer que toute la culture sans exception est devenue l’expression des masses ; d’autres, pensant au théâtre ou aux grands musées d’art, assurent qu’il est encore possible d’ériger une dernière frontière entre haute et basse culture. Reste à savoir ce que l’on entend par “haut” et “bas” en ce début de XXIe siècle. Eloy Fernández Porta (Barcelone, 1974) et José Luis Pardo (Madrid, 1954) ont tous deux écrit sur le sujet. Le premier, récent lauréat du prix Anagrama de l’essai, tente de dépasser la dichotomie en proposant le concept d’afterpop dans le livre du même nom. Le second, Prix national de l’essai en 2005, a appliqué la tradition philosophique au groupe paradigmatique de la pop, les Beatles, dans Esto no es música [Ceci n’est pas de la musique]. Les deux hommes se situent dans deux domaines du savoir différents : Eloy Fernández Porta travaille en sociologue, tandis que José Luis Pardo s’inscrit dans la tradition philosophique. Ils ne se connaissaient pas, ils ne s’étaient pas lus mutuellement, mais cela n’a pas empêché de les réunir un après-midi pour discuter d’un paysage culturel où s’imbriquent la sociologie, la pensée, la création, le marketing, la mode et les affects les plus intimes de l’être humain.
Cela a-t-il un sens, en 2010, de parler de culture de masse ?
José Luis Pardo La distinction entre haute et basse culture est propre aux sociétés industrielles modernes. Dans ces sociétés, une minorité de la population bénéficie d’un enseignement supérieur, et elle est – comme le disait Max Weber – garante de l’individuation des valeurs de liberté européennes. Le reste de la société, qui est exclu de cette formation, constitue, au sens strict, les masses. Voilà un premier problème, car, si l’on considère que la division entre haute et basse culture est une expression de la division entre classes sociales, il faut aussi dire deux choses : premièrement, si la frontière entre haute et basse culture s’estompe ou si l’écart entre les deux se réduit, c’est que la division sociale change ; en second lieu, cette distinction est très importante pour l’étude des conflits sociaux, mais pas du point de vue esthétique, artistique, intellectuel, car dire qu’un produit relève de la haute ou de la basse culture ne renseigne en rien sur sa qualité. A d’autres époques que l’ère industrielle moderne, cela n’a pas de sens de dire que Cervantes ou Euripide appartiennent à la haute culture.
Eloy Fernández Porta Je crois pour ma part que les hiérarchies, qu’elles soient culturelles, affectives ou sociales, existent non pas parce que ceux qui détiennent les pouvoirs de fait le décident unilatéralement, mais parce que les agents sociaux croient à ces hiérarchies et les utilisent de manière réactive pour se réaffirmer face aux autres et interagir. L’idée de distinction de niveaux ou de classes entre les produits culturels est produite activement par les membres de toutes les couches sociales, y compris les journalistes. De même qu’il existe une hiérarchie de la beauté, du style ou de la vie affective. Ce n’est pas la faute de Harold Bloom [grand ponte américain de la critique, dont les livres ont donné lieu à des batailles homériques dans les milieux intellectuels aux Etats-Unis], c’est notre faute à nous. Cette idée que ce serait la faute de Harold Bloom conduit, dans le discours tant journalistique que spécialisé, à l’illusion d’une fin des hiérarchies. On lit dans une critique de livre dans la presse : “Cet ouvrage efface en un sens la distinction entre haute et basse culture”, et on se dit : “Tant mieux, les choses évoluent, il y a du progrès.” Mais, évidemment, on continue à lire le même supplément culturel et on voit que tous les produits culturels, sans exception, estompent ces différences. Par ailleurs, si l’on va quelques pages en arrière dans le journal et que l’on parcourt la rubrique Economie, on n’a pas l’impression que les différences sociales dont parlait José Luis aient tendance à s’estomper ; au contraire, elles se creusent de plus en plus. Si bien qu’à une société et à une économie où les différences de classes, de pouvoir d’achat et de hiérarchie sont de plus en plus marquées paraît correspondre un discours sur l’esthétique et les arts qui postule l’anarchie. C’est cela que je conteste dans ce discours sur la disparition des hiérarchies : ce n’est pas ce qui se passe dans la réalité. C’est un délire collectif, engendré dans le cadre de l’esthétique mais aussi du journalisme, dans le débat public sur les objets culturels : on utilise comme indice de nouveauté un argument qui engendre une illusion de progrès social et d’affranchissement des hiérarchies.
J. L. P. Ce phénomène que tu évoques fait partie de la culture contemporaine, où l’on a le sentiment que les différences s’estompent. Il y a une sorte de nostalgie des hiérarchies, qui est en réalité une nostalgie de l’autorité. C’est-à-dire que nous vivons dans des sociétés qui, d’une part, encouragent la disparition des hiérarchies et de l’autre alimentent cette nostalgie conservatrice vaguement illusoire d’un retour à la hiérarchie.
E. F. P. Oui. La dynamique capitaliste produit des valeurs morales et hiérarchiques, et, dans le même mouvement, des boîtes de soupe ou du Coca-Cola. Je pense qu’il ne faut pas séparer ces deux aspects. Je crois aussi que, dans le discours sur la culture populaire, qu’il soit sociologique ou esthétique, il y a, depuis plusieurs décennies, une tendance à utiliser les produits de la pop culture américaine comme arme contre la haute culture européenne afin de résoudre des problèmes internes de l’Europe. Cela a créé l’illusion, très féconde, que la pop culture est un espace de libération et que la haute culture est une prison.
Pour ma part, je reste convaincu que les hiérarchies continuent d’exister, que chacun doit élaborer ses propres valeurs, en toute responsabilité, pour ou contre ces différences hiérarchiques. On ne résoudra pas le problème en faisant comme si une chose qui existe bel et bien n’existait pas. Il n’y a qu’à voir les références culturelles qu’on utilise quand on drague. Comme se dépeint-on ? Comme consommateur de musique, d’art, de littérature… C’est là qu’on peut vérifier la disparition ou non des hiérarchies culturelles, parce que le portrait que l’on brosse de soi confirme publiquement l’existence de ces hiérarchies. Dans la mesure où les hiérarchies existent, je préfère dire qu’elles se sont renversées, qu’elles ne dépendent plus seulement des objets ou des formats artistiques. Un produit de haute culture l’est par le discours qu’il véhicule, par la compétence qu’il exige du lecteur, par une série de valeurs. Pour moi, l’important, c’est d’expliquer comment les hiérarchies se sont transformées, voire d’en proposer d’autres. Mais ne pas accepter ce totum revolutum dans lequel il semble que nous nous soyons tous libérés de tout et qu’il n’existe pas le moindre problème.
Vous avez visiblement des positions divergentes. José Luis soutient que ce qui se passe dans les sphères de la haute et de la basse culture reflète la lutte économique et sociale, tandis qu’Eloy nie la disparition des hiérarchies.
J. L. P. Pour moi, la distinction haut/bas ne dit rien sur la qualité du produit. Pourquoi nie-t-on généralement toute valeur à la basse culture ? Eh bien, pour des raisons historiques. Quand les champs autonomes de la sphère esthétique (littéraire, intellectuel, pictural, etc.) se constituent, on a une production culturelle qui dépend d’éléments informels. Dans le cas des livres, par exemple, ce seraient les sociétés littéraires. Par société littéraire, j’entends non pas les académies, mais ces cénacles informels où un groupe de gens non seulement se lisent mutuellement, mais lisent aussi les classiques et évaluent culturellement ces produits en conservant une autonomie par rapport au marché, à la politique, aux questions religieuses et morales, etc. Le reste de la production culturelle, dans la mesure où elle ne dépend pas de ces noyaux minoritaires, se conforme au goût majoritaire : ces produits montent ou baissent en fonction du public. C’est là que se crée l’opposition entre le goût esthétique proprement dit et ce que l’on pourrait appeler le goût bourgeois, qui consomme ce type d’œuvre produite uniquement pour le divertissement et selon le goût du public. Ça, c’est le goût bourgeois, ce n’est pas le goût populaire ou prolétaire. Voilà ce qui se passe au XIXe siècle. Mais, dans les premières décennies du XXe, en raison du mouvement ouvrier et des transformations technologiques des médias audiovisuels et graphiques, c’est un phénomène complètement différent qui se manifeste. A partir de textes comme L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin, ou La Nausée de Sartre, où celui-ci fait l’éloge d’une chanson de jazz et la compare aux Préludes de Chopin, on voit apparaître quelque chose d’entièrement nouveau, qui n’est ni la jouissance de la forme, propre à la haute culture, ni le plaisir au sens bourgeois du terme. Il s’agit d’autre chose : la culture populaire du XXe siècle proprement dite. Lorsque ce phénomène est apparu, dans les années 1920-1930, tout l’appareil de la société de consommation n’était pas encore en place. Aujourd’hui, il est englouti sous le mercantilisme.
E. F. P. A propos de la culture bourgeoise… La question que tu soulèves, à mon sens, est celle-ci : pourquoi appelle-t-on cela culture alors qu’on veut dire en fait programme social-démocrate ? Quand on entend dire qu’un roman récent parle de technologie, de références à la pop culture ou qu’il mentionne un blog, la seule personne que cela intéresse, c’est le ministre de la Culture, qui doit démontrer que la production culturelle de son pays progresse dans la bonne direction. On observe ce phénomène y compris lorsqu’on commente des textes dont le contenu est très radical. En effet, la différence entre les niveaux culturels, telle que la postulent l’université et les journalistes, correspond à une hiérarchie des subjectivités et des affects. Cet aspect m’intéresse plus que les autres. Nous avons commencé par la question de la légitimité culturelle – de la bande dessinée ou des clips vidéo, par exemple –, mais la question de la légitimité des émotions me paraît plus pressante. Autrement dit, quels sont les sentiments dont on affirme qu’ils sont dignes d’intérêt ? Quel code émotionnel figure dans les œuvres respectables et lequel n’y figure pas ? Il y a des codes de la haute culture qui en réalité relèvent d’une complicité de genre. Voilà un aspect qu’à mon sens il faut dénoncer : comment la politique du haut et du bas masque une hiérarchie de la légitimité des subjectivités.
Il est donc nécessaire, visiblement, de dépasser ce modèle de haute et basse culture. Ce modèle est-il un frein à une jouissance plus universelle de la culture ou bien est-il inévitable que subsistent différents niveaux de difficulté ?
J. L. P. Je ne sais pas si c’est une question de difficulté. La difficulté dépend de l’entraînement. La haute culture demande de l’entraînement, tandis que la basse culture joue, semble-t-il, sur l’impact direct. L’invention d’une sphère des arts et des lettres, où les producteurs culturels conservent une autonomie de jugement sur les œuvres face à ce que disent le marché ou le pouvoir politique, la morale ou la religion, est une excellente chose. Mais elle a ses limites, comme tout ce qu’a produit la société moderne. La culture populaire, quand elle émerge dans les premières années du XXe siècle, véhicule une immense lamentation, qui n’a jamais été mieux exprimée que par le blues. Les héros des Etats-Unis sortis de l’esclavage ont dû s’intégrer à un processus qui comportait une souffrance rappelant celle qu’ont connue les classes laborieuses pour se constituer en tant que telles, mais qui est différente. Comment se sont constituées les classes laborieuses ? Quand tous les métiers qui existaient dans la société – maçon, cordonnier, etc. – ont été balayés par un flux de travail indifférencié, complètement déqualifié, un travail quantitatif. L’impossibilité qu’avaient ces travailleurs de créer du sens a produit une lamentation mélancolique, proche de certaines formes de délinquance et de destruction. C’était une tentative pour créer des parcelles de sens afin de s’opposer à l’atrocité du temps continu et homogène – du temps moderne en général – qu’impose le capital. Il s’agissait d’un temps absolument vide, infini, un temps réduit à l’instant, un instant après l’autre, comme c’est le cas sur une chaîne de montage, où sortir du rang signifie la mort. D’une certaine manière, la culture populaire dans la première moitié du XXe siècle représente l’idée qu’un individu peut sortir du rang et ne pas mourir aussitôt, que l’on peut faire quelques pas, comme le faisait Chaplin dans Les Temps modernes. Il est possible de survivre ou de créer un peu de sens dans cette marge étroite. C’est ainsi que je vois la culture populaire avant l’immersion dans la société de consommation. Ensuite, regardons ce qui se passe après la Seconde Guerre mondiale. C’est le moment où beaucoup de pays européens s’engagent dans le projet de l’Etat de droit social (c’est-à-dire que l’Etat se fixe comme priorité la réduction des inégalités sociales) et cela coïncide avec un autre processus tout aussi important, en vertu duquel tous les emplois qualifiés sont réduits à un seul flux de travail. Cela n’a pas dû être facile du tout de passer des emplois qualifiés à ce travail déraciné. Eh bien, il s’est produit un phénomène analogue sur le plan émotionnel. Pour mettre en marche ce dispositif qu’on appelle la société de consommation, il a fallu faire avec le désir, les émotions et les passions des gens ce qu’on avait fait auparavant avec le travail. Il a fallu déqualifier les désirs, les transformer non pas en quelque chose qu’on puisse assouvir et qui soit unique, mais en une espèce de flux décodifié, indifférencié, tous les objets n’étant que des appâts destinés à relancer perpétuellement le désir. Il y a eu une pédagogie du travail pour mettre les travailleurs au diapason et une pédagogie du désir pour faire des citoyens des consommateurs dociles. La culture populaire des années 1950-1960 représente aussi une lamentation, une résistance à ce processus pédagogique. Le problème, c’est que tout cela a été englouti par la culture de la consommation, si bien que l’on voit se reconstituer la distinction entre haut et bas parce que la culture de la consommation consiste à donner aux gens ce qui leur plaît. Et puis, dans ce que l’on appelle haute culture, on ne peut même plus dire que le goût de la forme prédomine.
E. F. P. Je dirais que la pop culture est liée à la démocratisation des subjectivités, avec un produit appelé vie intérieure, qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, avait été l’apanage de la classe dominante, voire de la frange la plus éclairée de cette caste. A partir de l’ère industrielle, ce produit s’étend et se démocratise grâce à la diffusion des œuvres et à l’influence grandissante des médias et des entreprises. Cela introduit l’idée que Proust n’était pas le seul à posséder un monde intérieur élaboré et digne d’intérêt, ce qui suscite des réactions ambivalentes, de joie mais aussi de suspicion.
On peut tout de même se demander si la création authentique peut trouver sa place en dehors des schémas du capitalisme.
J. L. P. Le diagnostic est évident, et j’en reviens à ce que je disais tout à l’heure, à savoir que je trouve plutôt bien qu’il y ait une sphère de producteurs culturels exigeants, qui préservent leurs produits des impératifs du marché, du politiquement correct, etc. Les œuvres ne sauraient vivre sans une certaine autonomie. Pourquoi idéalisons-nous les années 1960 ? Parce que c’est à cette époque que l’on voit naître les formes expérimentales de la culture populaire. C’est aussi le moment magique où les enfants de la classe ouvrière accèdent pour la première fois à la culture, ce qui fragilise du même coup la distinction entre haute et basse culture. Mais, ensuite, le grand appareil homogénéisateur de la société de consommation se met en branle et, même si la culture populaire continue de produire des choses extrêmement intéressantes, il faut chercher pour les trouver. Il devient alors inévitable d’avoir des mécanismes du type société littéraire, qui garantissent une certaine autonomie du produit face au marché.
E. F. P. Nous parlons de la récupération de l’avant-garde par le marché, mais cet argument est fondé sur une méconnaissance des circuits de production de l’art d’avant-garde. Pour prendre un exemple, L’Age d’or de Buñuel, chef-d’œuvre du cinéma surréaliste, a été financé par un aristocrate français [le vicomte Charles de Noailles] qui avait investi 1 million de francs pour le réaliser. Sans cela, le film n’aurait pas existé. Or il ne viendrait à l’idée de personne de dire : “Ah ! non, L’Age d’or ne vaut rien, vu que c’est Untel qui l’a financé…” Une chose est sûre, ç’a été une association très opportune entre l’aristocrate parisien et le cinéaste aragonais, qui avaient un ennemi commun : la bourgeoisie, la social-démocratie ou ce que l’on voudra. Il ne s’agit donc pas d’une pureté originelle qui serait corrompue, mais de l’imbrication de différents courants. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le côté émancipateur, subversif même, du capitalisme, qui vend des boîtes de soupe, mais peut tout aussi bien vendre du porno gay. J’insiste sur cette question de la reconnaissance des subjectivités qui avaient été niées par la haute culture, parce que toutes ces subjectivités doivent être acceptées par le marché pour obtenir une reconnaissance.
Quels sont d’après vous les personnages “pop” et de l’“élite culturelle” les plus emblématiques aujourd’hui, en 2010 ?
E. F. P. Dans la catégorie pop, je dirais Paris Hilton. Elle suit la tradition de l’aristocrate qui tombe dans le ruisseau par un jeu de déclassement social. Elle a utilisé la télé-réalité la plus trash, la pornographie, les sex-tapes, etc., qui provenaient de l’underground et elle les a transformés. Quant à la haute culture, pour moi l’écrivain américain qui l’incarnait le mieux est Guy Davenport [grand érudit et grand passeur, il était romancier, essayiste, traducteur et peintre, 1927-2005].
J. L. P. Avec l’âge, j’ai développé une sorte d’allergie à ce genre de questions : “Quelle est la liste des dix meilleurs ?” ou “Quelle est la figure qui représente ceci ou cela ?”… Je posais la question non pas pour établir un classement, mais en lien avec un sujet qui m’intéresse, à savoir la reformulation de concepts comme l’art et la pop. C’est ce qu’a fait Eloy dans ses livres.
J. L. P. Il va devenir de plus en plus fréquent qu’un petit groupe de gens qui n’apprécient même pas Mozart ou Stravinsky les écoutent en raison du milieu socioprofessionnel auquel ils appartiennent, tandis que d’autres n’auront jamais cette possibilité. Cela semble être une tendance très marquée. Et puis il y a une chose qui est caractéristique de notre époque et dont il va falloir tenir compte, c’est que, face à de grandes différences d’une autre époque, nous sommes aujourd’hui indifférents.
E. F. P. La question des genres me paraît importante. Si, lorsqu’on parle de haute culture, on cite les noms de ces auteurs qui apparemment sont dignes d’être étudiés et présentent un intérêt dans leur rôle de commentateurs de l’actualité, on aboutit à deux choses : la première est que la haute culture se définit traditionnellement comme un milieu où existe la complicité de genre ; la seconde, c’est qu’on veut que les préoccupations de ces grands noms soient celles de tout le monde, au point de convaincre les gens de choses qui ni ne les préoccupent ni ne les intéressent.
José Luis, dans ton livre Esto no es música, tu proposes une définition de la haute et de la basse culture : la culture populaire console, tandis que la haute culture produit un trouble, au sens non pas de convulsion superficielle, mais de quelque chose de profond.
J. L. P. La formule est d’Umberto Eco [in De Superman au surhomme, LGF, coll. “Biblio Essais”, 2005]. Je crois qu’il était question du roman-feuilleton du XIXe siècle par opposition aux romans de Stendhal. Ce point de vue semble intéressant. Il y a là un élément de mépris des masses qui est inquiétant, parce qu’on a l’impression que tout ce qui console est méprisable. Je n’en suis pas convaincu, la consolation a parfois du bon. “Stendhal est révolutionnaire parce que ses thématiques sont malheureuses et que ses romans finissent mal.” Si l’on classe les œuvres dans la catégorie haute ou basse culture en fonction de ce critère, on produit une statistique faussée : nous apprenons à dire que nous aimons tous la haute culture quand on nous pose la question, alors que cela ne veut rien dire. Une œuvre qui propose des problématiques aux spectateurs, oui, c’est ce que souhaitent tous les auteurs : problématiser.
E. F. P. Il y a une autre question qu’il faudrait aborder, à mon avis, c’est le fait que beaucoup de gens ne cherchent pas du tout à être reconnus comme appartenant à la haute culture. Et, à cet égard, ce qui me paraît le plus dangereux, c’est que le discours sur le brouillage des hiérarchies culturelles, de même que celui sur le brouillage des genres artistiques (un roman qui saute d’un genre à l’autre ou qui les mélange, par exemple), avait du sens il y a un certain temps, parce qu’on disait que la basse culture était plus intéressante que la haute culture puisqu’elle véhiculait un message plus critique, plus pertinent et même plus intéressant esthétiquement. Or, aujourd’hui, ce discours est devenu un argument publicitaire pour vendre n’importe quel objet. Ce discours, martelé par les médias, finit par devenir l’un des principaux apports du langage de l’esthétique contemporaine au progressisme social-démocrate, si l’on entend par progressisme une conception de l’Histoire comme processus amenant toujours plus de libertés (sociales, individuelles, législatives, etc.). Ainsi, le roman transgénérique se porte bien dans la mesure où le pays se porte bien. Je suis absolument hostile à ce discours.
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